I / Nouvel article L64 A du LPF : création d’un abus de droit intermédiaire

Le nouvel Article L 64 du LPF, prévu par l’article 109 du Projet de Loi de Finance pour 2019, prévoit en son A :

« Art. L. 64 A. – Afin d’en restituer le véritable caractère et sous réserve de l’application de l’article 205 A du code général des impôts, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ont pour motif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.
En cas de désaccord sur les rectifications notifiées sur le fondement du présent article, le litige peut être soumis, à la demande du contribuable ou de l’administration, à l’avis du comité mentionné au deuxième alinéa de l’article L. 64 du présent livre. »

Cet article prévoit donc que l’administration pourra écarter un acte dès lors que ce dernier, faisant une application littérale des textes, a pour objectif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales qu’aurait subit l’intéressé.

Ce nouveau texte ne vient pas remplacer l’actuel Article L 64, qui, lui, prévoit :

Afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.

Une distinction est donc faite entre :

  • D’une part l’actuel article L 64, qui sanctionne un abus de droit dès lors que soit l’acte a un caractère fictif, soit l’acte a un objectif « exclusivement » fiscal. L’abus de droit est alors potentiellement sanctionné d’une majoration pouvant atteindre 80% (Art.1729 b du CGI).
  • D’autre part le le futur L 64 A, qui sanctionne l’acte ayant pour motif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales. Les majorations de 40 % pour manquement délibéré et 80 % pour manoeuvre frauduleuse prévues respectivement au a et c de l’article 1729 du CGI sont applicables. Mais il s’agit des sanctions de droit commun. L’administration devra donc justifier leur application, l’abus de droit du L 64 A n’étant un critère suffisant et automatique de leur application (contrairement au L64 qui suffit à permettre l’application des sanctions prévues au b de l’article 1729 du CGI).

Dans les deux cas, l’intérêt de retard prévu à l’article 1727 du CGI serait également applicable.

Comme le prévoit Mme PEYROL, cette différence permettrait d’éviter la censure du Conseil constitutionnel :

Afin d’éviter une éventuelle censure constitutionnelle comme lors de la décision n° 2013‑685 DC du 29 décembre 2013 sur la loi de finances pour 2014, cet amendement ne modifie pas le champ de la majoration de 80 % prévue au b de l’article 1729 du code général des impôts : cette majoration restera applicable aux seuls abus de droit par fictivité et aux abus de droit à la motivation fiscale exclusive.

Ainsi cet amendement permettrait d’aboutir à un abus de droit « à deux étages » plus souple et adapté aux évolutions récentes de notre droit tout en se conformant au droit constitutionnel. Lien

Certes, en l’absence de « sanction » possible, la majoration de 80 % n’étant pas applicable et les intérêts de retard n’étant pas considérés comme une sanction, l’atteinte aux exigences résultant du principe d’égalité des délits et des peines est diminué.  Cependant, la première tentative de modifier l’Article L 64 du LPF avait été censurée par le Conseil constitutionnel (Décision n° 2013-685 DC du 29 décembre 2013 N°112 et suivants) pour des motifs ne se limitant pas à la nature de la sanction envisagée (1).

Il est vrai cependant que le Conseil constitutionnel avait déjà validé une clause anti-abus prévue dans le cadre du régime fiscal des sociétés mères : ancien Art. 145 6 k du CGI par renvoi à l’Art. 119 ter 3° du CGI, modifié à l’occasion de la loi de finance pour 2019 au profit de la clause anti-abus générale du nouvel article 205 A du CGI (2). Cette clause anti-abus reposait déjà sur un principe d’objectif principalement fiscal.

Dans sa décision n° 2015-726 DC du 29 décembre 2015 (point n°12 et suivants), le Conseil constitutionnel avait en effet décidé que :

12. Considérant que les dispositions contestées ne modifient pas les dispositions de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales ; qu’elles se bornent à prévoir une nouvelle condition à laquelle est subordonné le bénéfice du régime fiscal dérogatoire des sociétés mères ; que ces dispositions déterminent donc une règle d’assiette ; que le non respect de cette condition n’emporte pas l’application des majorations du b de l’article 1729 du code général des impôts (majoration de 40% ou 80%) en cas d’abus de droit au sens de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales ; que les dispositions contestées ont un objet différent de celui des dispositions déclarées non conformes ; que, par suite, en adoptant les dispositions contestées, le législateur n’a pas méconnu l’autorité qui s’attache, en vertu du troisième alinéa de l’article 62 de la Constitution, à la décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2013 ;

13. Considérant, en second lieu, que les dispositions contestées, qui déterminent une règle d’assiette suffisamment précise conditionnant le bénéfice du régime fiscal des sociétés mères, n’instituent pas une sanction ayant le caractère d’une punition ; que, par suite, les griefs tirés de la méconnaissance de l’article 8 de la Déclaration de 1789 et de l’article 34 de la Constitution doivent être écartés ;

14. Considérant que les dispositions du 3° du B et du neuvième alinéa du c) du 2° du C du paragraphe I de l’article 29, qui ne méconnaissent ni l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi ni aucune autre exigence constitutionnelle, doivent être déclarées conformes à la Constitution ;

Cependant, nous pourrions apporter comme argument que si l’objectif principalement fiscal a été validé par le Conseil constitutionnel c’est certes parce qu’il porte sur une règle d’assiette et n’emporte pas de sanction (comme le nouvel article L 64 A du LPF), mais aussi peut être parce qu’il visait un régime particulier (celui des sociétés mères) et qu’il s’appliquait dans le cadre d’une entreprise. Or, le nouvel article L 64 A est beaucoup plus large : il ne se limite pas a un régime fiscal, et vise les particuliers également. Ce qui est acceptable dans une entreprise, pour un régime fiscal précis, l’est-il pour un particulier qui connait d’autres intérêts que celui simplement économique (intérêts familiaux par exemple) ?

II / Une affaire de valorisation ?

Ce nouvel Article envisage de conférer un pouvoir d’appréciation étendu à l’administration, source prévisible de nombreux litiges. En effet, le but « principalement fiscal » d’une opération implique de pouvoir quantifier quel est l’impact fiscal, et quels sont les autres impacts, de l’opération afin de pouvoir, in fine, déterminer si l’impact fiscal est bel et bien « principal ».

Or, s’il est parfois aisé de valoriser les impacts fiscaux, dans de nombreux cas cela semble difficile pour les autres impacts dès lors que l’on sort du domaine particulier des entreprises.

La transmission par donation de la nue-propriété d’un immeuble par exemple, ne fait pas partie des opérations les plus compliquées de ce point de vue. La conservation par le propriétaire initial de l’usufruit implique la perception de revenus, généralement estimables, sur lesquels un impôt sera d’ailleurs dû. La transmission est certes « optimisée » car le coût fiscal n’aura pour assiette que la nue-propriété de l’immeuble, mais comparé a une transmission en pleine propriété l’avantage semble évident : la préservation des revenus pour l’usufruitier. Notons qu’au surplus, cela n’empêchera pas l’usufruitier d’être redevable de l’IFI. La double question serait alors : 1/ quel est l’avantage fiscal retiré de l’opération (soit, par exemple, la différence entre le coût d’une transmission en pleine propriété et celle limitée à la nue-propriété), et 2/ est ce que cet avantage est supérieur aux autres avantages retirés par l’opération (soit, entre autre ici, les montants des revenus conservés par l’usufruitier, en fonction de son espérance de vie, voire celle de son conjoint notamment, en cas d’usufruit successif, mais également, la possibilité pour le nu-propriétaire d’utiliser ce droit réel : apport, cession, constitution de garanties etc.).

Eu égard au montant des droits de mutation qui seraient dus (taux, abattements éventuels etc.), et au montant des revenus conservés par l’usufruitier (ou bien de l’équivalent économique que représente la conservation de la jouissance de sa résidence principale…), donc de l’avantage économique pour l’usufruit par rapport à une donation en pleine propriété, il est fort probable que l’avantage fiscal ne soit pas le principal objectif de l’opération.

En revanche, d’autres schémas plus ou moins complexes pourront difficilement permettre une évaluation des avantages autres que fiscaux (liés par exemple au mode de gouvernance, à la protection du conjoint, de la famille etc.). Comment l’administration pourrait-elle démontrer que l’avantage fiscal de l’opération serait prédominant par rapport à des considérations d’ordres familiales, par hypothèse difficilement évaluables ?

Au delà de cette problématique de valorisation, encore faut-il que le contribuable ait utilisé une règle de droit privé dans un objectif qui, en réalité, relève du droit fiscal.

Deux situations peuvent se présenter :

  • Soit le contribuable a mis en place une opération, réalisé un acte, ayant permis, d’avoir recours aux possibilités offertes par le droit privé (civil, des sociétés etc.) pour répondre à des besoins, intérêts ou contraintes réels, auquel cas l’administration ne devrait pas pouvoir contester, et ne pourrait potentiellement pas toujours évaluer l’impact non fiscal de l’opération.
  • Soit le contribuable a mis en place une opération, réalisé un acte, ayant permis d’utiliser une possibilité offerte par le droit privé mais sans réels besoins, intérêts, ou contraintes, avec pour objectif principal l’utilisation du régime fiscal particulièrement avantageux attaché à ce type d’opération. Dans ce cas, l’administration pourra espérer ne pas prendre en compte l’opération, dès lors que l’intérêt fiscal était principal (Art. L 64 A LPF) ou exclusif (Art. L 64 LPF).

En réalité, la fraude à la loi est le premier élément à considérer et qui ferait entrer l’opération dans le champ d’application de l’Article L 64 A. Celle-ci peut être définie comme suit : la réalisation d’actes juridiques en eux-mêmes réguliers, mais dont l’ensemble forme un montage purement artificiel, en ce sens qu’il est dénué de substance et, de ce fait, n’atteint pas le ou les objectifs fixés par l’auteur de la norme dont il est abusé (3).

Néanmoins, la fraude à la loi doit être complétée par la recherche d’un motif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales. Or, comme l’avait déjà déjà relevé le Conseil constitutionnel en 2013, l’appréciation du caractère principalement fiscal du motif pourrait présenter un  « risque d’arbitraire » qui ferait « reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi ».

Admettre que l’administration pourrait évaluer les autres intérêts d’une opération, notamment familiaux, quand la constatation d’un intérêt exclusivement fiscal n’est plus nécessaire, présente un risque non négligeable, voire important, d’insécurité juridique pourtant déjà particulièrement présent en la matière.

De nombreux exemples pourraient être donnés. Sans vouloir tomber dans la caricature, que penser de l’acte portant signature d’un bail locatif meublé, alors qu’un bail locatif nu était jusqu’à maintenant utilisé par le contribuable qui loue un logement ?

En effet, passer d’une location nue à une location meublée comporte de nombreux intérêts fiscaux, notamment la possibilité de pratiquer un amortissement, et de profiter à la revente d’une plus-value immobilière des particuliers. Et que dire du fait que cette modification intervienne après le délai de trois ans permettant de ne pas perdre l’avantage fiscal tiré de l’imputation du déficit foncier sur le revenu global ? Le passage d’une location nue à une location meublée est-il motivée par une raison principalement fiscale ? Difficile en tout cas d’évaluer les autres intérêts liés à cette opération (souhait de bénéficier du régime du bail meublé plutôt que du bail nu etc.).

Outre cet exemple, rajoutons, pour démontrer le caractère contestable de cette mesure, les quelques exemples suivants :

  • Arbitrer son compte titres au profit d’un PEA
  • Vendre un immeuble, dans le but d’échapper à l’IFI
  • Décider de se distribuer un dividende plutôt qu’augmenter sa rémunération

Le concept de fraude à la loi prendra ici tout son sens, afin, espérons le, de limiter le caractère fantaisiste de cette mesure. En quoi réaliser une donation avec réserve d’usufruit, peut-elle constituer une telle fraude ? La fictivité de l’opération sera alors la seconde protection pour le contribuable qu’il ne faut pas oublier. Il suffira que la donation soit réelle (intention libérale, et dessaisissement irrévocable du donateur).

En réalité, ce nouvel article, basé principalement sur des arguments retenus en matière d’entreprise, est-il rendu applicable à tout contribuable là ou il aurait du se limiter à ces premières ? (Voir notre article Abus de droit L64A : l’application inadaptée d’une règle à destination des entreprises ?)

Attention à ce que l’administration ne réalise pas un abus dans l’utilisation de cet article. Reprocher un but principalement fiscal parce qu’il aurait été moins économique fiscalement de faire plus « simple » ou différemment, nécessitera d’évaluer les autres avantages tirés de la situation reprochée. Autrement, ce serait comme reprocher à une montre de haute horlogerie ses « complications » en prétendant que la définition d’une montre est strictement celle d’indiquer l’heure.




(1) Pour rappel (extraits choisis) :

Considérant que, selon les requérants, en définissant l’acte constitutif d’abus de droit comme l’acte ayant pour motif principal celui d’éluder ou d’atténuer l’impôt, les dispositions de l’article 100 méconnaissent « la liberté du contribuable de choisir, pour une opération donnée, la voie fiscale la moins onéreuse » ; que serait ainsi méconnue la liberté proclamée à l’article 2 de la Déclaration de 1789 ; que l’article 100 porterait en outre atteinte aux exigences résultant du principe de légalité des délits et des peines ; que les sénateurs requérants soutiennent en outre que sont méconnus le principe de sécurité juridique, l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi et l’article 34 de la Constitution, ainsi que le principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère ;

Considérant, d’une part, qu’il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; que l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, lui impose d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi ;

Considérant, d’autre part, que le législateur tient de l’article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de légalité des délits et des peines qui résulte de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’obligation de fixer lui-même le champ d’application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis ;

Considérant que l’article L. 64 du livre des procédures fiscales permet à l’administration, dans une procédure de rectification, d’écarter comme ne lui étant pas opposables les actes constitutifs d’un abus de droit « soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles » ; que les dispositions contestées modifient la définition de ces actes pour prévoir que sont constitutifs d’un abus de droit, non plus les actes qui « n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer » l’impôt que l’intéressé aurait dû supporter « si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés », mais les actes qui « ont pour motif principal » d’éluder ou d’atténuer l’impôt ; qu’une telle modification de la définition de l’acte constitutif d’un abus de droit a pour effet de conférer une importante marge d’appréciation à l’administration fiscale ;

Considérant que, compte tenu des conséquences ainsi attachées à la procédure de l’abus de droit fiscal, le législateur ne pouvait, sans méconnaître les exigences constitutionnelles précitées, retenir que seraient constitutifs d’un abus de droit les actes ayant « pour motif principal » d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé aurait dû normalement supporter ;

Nombre de ces éléments peuvent être repris, selon nous, au sujet du nouvel Article L 64 A du LPF.

(2) Article 108 de la LF 2019

1° Le k du 6 de l’article 145 est abrogé ;
2° La section I du chapitre II est complétée par un article 205 A ainsi rédigé :

« Art. 205 A.-Pour l’établissement de l’impôt sur les sociétés, il n’est pas tenu compte d’un montage ou d’une série de montages qui, ayant été mis en place pour obtenir, à titre d’objectif principal ou au titre d’un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable, ne sont pas authentiques compte tenu de l’ensemble des faits et circonstances pertinents.
« Un montage peut comprendre plusieurs étapes ou parties.
« Aux fins du présent article, un montage ou une série de montages est considéré comme non authentique dans la mesure où ce montage ou cette série de montages n’est pas mis en place pour des motifs commerciaux valables qui reflètent la réalité économique.

(3) Lexis Pratique – Fiscal 2018 – n° 9428